La comédie de mœurs: perversion du classique ou genre classique?

Pourquoi la comédie de mœurs fleurit-elle de 1680 à 1720? A cette question, l’histoire littéraire répond habituellement en évoquant le déclin de la France dans les dernières décennies du règne de Louis XIV, années de crise spirituelle et économique, favorisant la multiplication des escrocs en tous genres et le délitement des valeurs, à leur tour reflétés dans la comédie.

Pourtant, tous les thèmes de la comédie de mœurs préexistent largement cette période charnière entre les deux siècles, et j’en ai trouvé plusieurs illustrations dans des pièces des années 1630 ou 1640, dont je parle dans mon ouvrage La Comédie de mœurs sous l’ancien régime: poétique et histoire. Au-delà, se dessine même une tradition multiséculaire, remontant à l’antiquité grecque et latine, habituée à faire rire, de façon plus légère ou plus grinçante, d’un ‘aujourd’hui’ méprisable par rapport à un ‘hier’ idéalisé. En restant plus proche de la période charnière mentionnée plus haut, il suffit d’ouvrir les Satires de Boileau pour y découvrir tous les personnages caractéristiques de ce type de pièces: le financier indûment enrichi, le médecin assassin, le laquais parvenu, le procureur fourbe, le noble désargenté et prêt à se mésallier, la coquette.

En changeant de genre, on lit dans L’Histoire amoureuse des Gaules plusieurs scènes dignes de la comédie de mœurs, que Bussy-Rabutin donne pour ‘vraies’, mais qui semblent surtout avoir beaucoup emprunté au théâtre, avant de l’inspirer en retour. Pour ne donner qu’un exemple, on peut mentionner l’épisode de la séduction par l’argent, que Lesage devait avoir en tête en écrivant son Turcaret: le financier Paget, significativement désigné par le sobriquet ‘Crispin’, se fait précéder chez Ardélise par une lettre accompagnée d’une généreuse ‘subvention’, et qui lui ouvre à coup sûr le cœur et surtout le chemin du lit de la belle dame. L’ensemble du roman relève d’une esthétique de la médisance, Bussy expérimentant ainsi, avant les auteurs de la comédie de mœurs, une écriture qui crée un univers littéraire à partir d’une vision a priori, comme un pur exercice de l’esprit. L’enjeu n’est pas de fournir une lecture juste de la réalité, mais de faire illusion, en canalisant le regard du lecteur ou du spectateur uniquement vers les éléments qui confirment la perspective noire posée, sans tenir compte de tout ce qui l’infirme ou la nuance.

Ainsi, il est peut-être plus légitime de voir dans la comédie de mœurs non pas le résultat d’un déclin des mœurs et des goûts, mais la continuatrice d’une pensée classique. Celle-ci reprend à son compte d’anciennes critiques sur la modernité corruptrice, la couple avec la vision chrétienne du monde comme vallée des larmes, et décide de porter jusqu’à ses limites cette lecture sombre de l’humanité, en lui donnant une tournure décidément comique. Mettant au service de la satire son arsenal de types et de procédés, elle élabore une version policée, recevable si l’on peut dire, d’un jeu que l’on avait reproché à Bussy-Rabutin et à Boileau de pratiquer comme une attaque ad hominem. La représentation d’un monde d’où les principes moraux et la vertu ont généralement et définitivement disparu, à tous les échelons de la société, dilue les responsabilités et étouffe le scandale. Avec son côté absurde de neverland, la comédie de mœurs tire la représentation vers la farce. Sur fond d’essoufflement de la machine à caractères de premier plan, elle est certainement apparue aux comédiens comme une alternative de nature à relancer le théâtre et à renouveler le plaisir du spectateur.

Ioana Galleron

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